Rafle du 18 juin
Publiée le ven. 27 juin 2025

Rafle
France, 18 juin 2025 : L'institutionnalisation d'une rafle
Jean-Philippe Cazier
Il est des dates où le langage tremble. Des dates où les mots, lestés d'histoire, deviennent des pierres d'achoppement ou de fondation.
Le 18 juin en France est traditionnellement associé au refus de l'occupation, au refus de la collaboration, au refus de l'effacement. C'est la date du célèbre appel, lancé depuis Londres par de Gaulle, à désobéir à l'ordre établi, à continuer le combat malgré la défaite annoncée, malgré la soumission organisée. Le 18 juin fut, un jour, une fracture, une interruption dans le cours des choses.
Aujourd'hui, pourtant, ce 18 juin 2025, cette date devient le moment tragique d'un retournement absolu. Aujourd'hui, le préfet de police sous les ordres du ministère de l'intérieur, donne l'ordre d'une opération nationale de contrôle dans les gares et trains, visant prioritairement les personnes sans papiers, en transit, en fuite, en survie. Il s'agit d'une politique de guet-apens, une stratégie de visibilité forcée, un quadrillage militaro-bureaucratique des corps indésirables. Et ce dans les lieux même de la circulation, du passage, du devenir. Les flux ne sont plus pensés comme vitalité mais comme menace. Le voyage n'est plus gage de promesse mais entaché de soupçon.
Le choix de la date ne peut être anodin. Il participe d'un cynisme glacial. L'État détourne les symboles de la résistance pour les retourner contre ceux qui, aujourd'hui, fuient les guerres, les persécutions, la misère organisée. Ce qui fut un appel à l'insoumission devient le jour programmé d'une obéissance totale à la logique de l'ordre sécuritaire. Le 18 juin n'est plus la date d'une mémoire partagée, il devient une arme de légitimation, un alibi historique pour une politique de tri.
Le titre lui-même, « Ordre national d'opération LICC n°2 dans les gares et trains », porte en lui une froideur technocratique qui masque mal la violence politique qu'il organise. Derrière la neutralité lexicale se cache un mécanisme d'exception, l'institutionnalisation d'une rafle. Le mot n'est pas excessif, car ce qui se joue, ce 18 juin, est bien une logique de traque.
Les personnes sans papiers sont ciblées non pour ce qu'elles ont fait mais pour ce qu'elles sont, ou plutôt pour ce qu'on a décidé qu'elles ne sont pas. Le sans-papiers est traité comme un « hors-être », un sujet sans statut, donc sans droit.
Nous assistons là à l'activation d'un dispositif biopolitique de sélection. Les visages, les corps, les postures, les couleurs deviennent critères d'examen. Le regard policier filtre, trie, prélève. Il ne s'agit pas seulement de contrôler, il s'agit de produire une visibilité spécifique, asymétrique, marquée. Ce que l'on nomme contrôle est en réalité une scène d'humiliation, de marquage, de soustraction. Un théâtre de l'assignation où la vie devient suspicion.
Philosophiquement, cette opération illustre ce que Walter Benjamin appelait la permanence de l'état d'exception devenu la règle. Les gares deviennent des zones grises, ni totalement civiles, ni tout à fait militaires, mais soumises à une souveraineté mouvante qui suspend les droits à mesure qu'elle les administre. Les personnes en transit sont exposées à ce que Judith Butler nommait une vie précaire, une vie dont l'exposition même sert de justification à sa possible élimination.
La coïncidence de la date n'est pas neutre. Elle révèle, par contraste, l'effondrement du sens historique. Ce qui fut un appel à désobéir devient le jour choisi pour organiser l'obéissance absolue des dispositifs de tri. On ne célèbre plus l'insoumission mais on l'intercepte, on ne proclame plus l'universalité des droits mais on les réserve, et la mémoire de la lutte contre les régimes autoritaires est dévoyée pour servir une politique de contrôle et de traque.
À travers cette opération, c'est toute une grammaire de la domination contemporaine qui se déploie. Elle articule le langage de la sécurité à celui de la régulation migratoire, la neutralité administrative à la violence ciblée, la légalité formelle à l'injustice structurelle. L'étranger n'est plus seulement celui qui vient d'ailleurs, il devient le porteur d'un excès, d'une illisibilité, d'une altérité ingouvernable. Dès lors, l'État ne peut que tenter de l'identifier, de le fixer, de l'éradiquer du visible.
Or, ce geste d'éradication est aussi un geste de cécité. Car, à travers ces contrôles, ce ne sont pas seulement des individus que l'on poursuit, ce sont des récits, des mondes, des devenirs ; ce sont des fuites de guerres, des traversées de déserts, des nuits entières passées dans les forêts ou sous les ponts ; ce sont des gestes de soin, des solidarités invisibles, des langues qui cherchent refuge.
Ce que le pouvoir nomme flux, c'est ce que la pensée devrait nommer vie.
Cette opération ne s'inscrit pas seulement dans un cadre national mais prend place dans un contexte international de persécution méthodique. Aujourd'hui, les « étrangers », et notamment les Arabes, sont chassés de partout.
À Gaza, ils sont brûlés vifs, ensevelis sous les décombres, pris au piège dans un camp à ciel ouvert ; en Iran ils sont bombardés au prétexte de l'arme nucléaire par celui-là même qui la détient en toute illégalité et sans aucun contrôle international ; en Europe, ils sont expulsés, relégués, parqués – quand les gamins ne sont pas flingués à bout portant pour des conneries qu'on peut faire à 17 ans ; en Méditerranée, ils sont noyés...
Les politiques migratoires ne relèvent plus d'une « régulation », elles relèvent d'une stratégie d'effacement.
Dans ce climat, l'amalgame est devenu doctrine. On accuse sans cesse les exilés d'être une menace, les musulmans d'être une faille dans le pacte républicain, l'islam d'être incompatible avec la démocratie, etc. Le soupçon est généralisé, la parole publique est saturée de sous-entendus. La frontière entre l'étranger, le musulman, l'indésirable, l'ennemi, est devenue poreuse, instrumentalisée, opérationnelle.
Il faut donc, aujourd'hui, rappeler qu'un contrôle massif, racialement orienté, ciblant les personnes précaires, organisé dans les gares, n'est pas un simple outil de gestion. C'est une scène d'État, une scène d'exposition de la puissance, une mise en spectacle de la domination. Et ce spectacle, nous le connaissons, il porte d'autres noms, en d'autres temps : rafles, interpellations, arrestations préventives, discriminations systémiques...
Le 18 juin 2025 n'est plus la date d'une mémoire partagée, mais celle d'une instrumentalisation politicienne au service d'une stratégie électorale brutale qui vise à disputer à l'extrême-droite son propre langage, ses propres cibles, ses propres méthodes.
Ce qui se joue ce 18 juin 2025, c'est une opération de communication politique, calculée, cynique, dont l'objectif n'est pas la sécurité, mais la conquête d'un électorat. Il s'agit de chasser sur le terrain idéologique de l'extrême-droite, d'absorber sa grammaire, de devancer ses réflexes, de désigner ses ennemis.
Et les responsabilités sont partagées avec les partis dits « modérés », les courants de gouvernement, et singulièrement les socialistes. En cautionnant l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement de droite dure, en sacrifiant toute ligne de rupture au nom de la stabilité, ils ont permis que s'installe ce qui hier encore semblait inacceptable et ont légitimé l'idée qu'il fallait reprendre la main sur la migration, qu'il fallait des signes forts, qu'il fallait montrer que l'État contrôle. Et l'on contrôle aujourd'hui, en contrôlant les plus vulnérables.
Face à cela, il faut réaffirmer une politique du refus. Non pas un refus abstrait ou sentimental, mais un refus pensé, agissant. Un refus qui appelle à désobéir aux logiques de traque, à reconfigurer les espaces de passage en espaces d'hospitalité, à restituer à la date du 18 juin sa mémoire de fracture et non de capture.
Un refus qui affirme que lorsque nous crions liberté dans les rues de Paris, de Lille, dans les jungles de Calais et ailleurs, c'est l'humanité entière que nous engageons.